https://www.cairn.info/revue-la-linguistique-2002-1-page-53.htm
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jargon
https://www.languefrancaise.net/Source/3444
https://actumaritime.com/2020/01/20/vous-integrez-prochainement-la-marine-nationale-cet-argot-vous-sera-bien-utile/
Jargon : parler propre à une profession, visant à faciliter la communication, à la rendre efficace. Le jargon est aussi un langage de connivence.
Ainsi le médecin jargonne-t-il pour le non-médecin quand celui-là emploie des termes que seul un latiniste ou un helléniste peut comprendre ou bien comprendre :
16— alexipharmaque (grec alexein « repousser ») : « antidote » ;
17— béchique (grec bêkhikos « bon pour la toux ») : « antitussif » ;
18— ansérine (réaction) (latin anserinus « relatif à l’oie ») : « chair de poule » ;
19— pelagisme (latin pelagos « mer ») : « mal de mer ».
20Parfois un terme mêle grec et latin, opérant une fusion des origines pour marquer cette communauté culturelle qui s’inscrit au cœur même de la langue :
21— atriomégalie (lat. atrium « vestibule » ; grec megas « grand ») : « dilatation du vestibule, de l’oreillette du cœur » ;
22— biligenèse (lat. bilis « bile » ; grec genesis « naissance ») : « fabrication de bile » ;
23— cuprémie (lat. cuprum « cuivre » ; grec haima « sang ») : « présence de cuivre dans le sang ».
24La différence du sens d’un terme selon la pratique énonciative marque bien cette hétérogénéité entre les deux registres, langage scientifique d’une part, langage commun d’autre part :
25— anodin (grec an « privatif » et odunê « douleur ») : « indolore » ;
26— bras (grec brakhiôn « partie plus courte que l’avant-bras ») : « partie la plus courte du membre supérieur » ;
27— jambe (lat. gamba « jarret ») : « partie du membre inférieur qui va du genou à la cheville » ;
28— maniaque (grec maniakos « fou ») : « souffrant d’une psychose grave » ;
29— marbré (latin marmor « marbre ») : « dur ».
30Emploi d’un jargon pour le profane : ainsi le banal hoquet devient-il pour le médecin une myoclonie phrénoglottique ; signe onomatopéique d’une part, signe définitoire de l’autre : contraction du muscle du diaphragme et de la glotte. La manière différente dont sont motivés ces signes montre bien la manière différente d’appréhender le réel [3][3]Nous empruntons beaucoup de nos exemples à l’ouvrage de Pascal….
31Nous retrouvons ce phénomène d’hétérogénéité avec l’emploi d’abréviations, sigles ou termes tronqués, fréquents dans le jargon des métiers, notamment dans le jargon scientifique. Nous garderons ici l’exemple du langage médical dans lequel ils sont particulièrement abondants.
32L’abréviation se trouve d’abord dans l’emploi de sigles [4][4]Le dictionnaire des abréviations médicales de Maurice Alain…, synthématisation qui facilite une communication rapide : BAV « bloc auriculoatrio-ventriculaire », GRAP « grossesse à risque d’accouchement prématuré », OMI « œdème des membres inférieurs », BPCO « broncho-pneumopathie chronique obstructive », CIVD « coagulation intravasculaire disséminée » ou même TACFA « tachyarythmie complète par fibrillation auriculaire ». Sigles formés en général à partir de la première lettre des éléments constitutifs d’un syntagme comme ici, ou bien à partir du schéma vocalique et/ou consonantique d’un terme comme dans ADP « adénopathie », ATCD « antécédents », BZD « benzodiazépines », HSM « hépatosplénomégalie », PCB « placebo », TTT « traitement » ou EOA « épithelioma ». Sigles qui peuvent en arriver cependant à troubler la communication quand ils sont vecteurs d’ambigu ïté. Ainsi HLM peut se traduire par « hématies leucocytes minute », « hématurie et leucocyturie microscopique », « hémianopsie latérale homonyme » ou « hyperlipidémie mixte », IRC renvoie à la fois à « insuffisance rénale chronique » et « insuffisance respiratoire chronique », IM à « intramusculaire » ou à « insuffisance mitrale », IVG à « interruption volontaire de grossesse » et à « insuffisance ventriculaire gauche ». Inversement, une même référence peut être désignée par différents sigles, selon les centres hospitaliers ou les pays.
33Cette prolifération des sigles est une des caractéristiques du jargon scientifique. Ainsi retrouve-t-on ce phénomène dans le langage informatique, la plupart des sigles étant ici issus de l’anglais (alors qu’en médecine les sigles diffèrent selon les langues, ce qui peut présenter un avantage pour un locuteur natif, mais aussi des difficultés – voire des méprises – face aux nécessités de la communication entre nations).
34L’abondance des sigles, cette « mise en formule » de la langue commune ou du vocabulaire spécifique à un métier, nous semble être une des caractéristiques du parler jargonnant, de par l’opacité de la formule d’abord, mais aussi parce que ce mode de formation nous semble marginal dans la néologie commune : les sigles lexicalisés – ou acronymes –, qu’ils soient à prononciation liée ou disjointe, proviennent le plus souvent du vocabulaire des métiers. Citons SIDA, IVG (médecine), CRS, SDF (police), SICAV, OPA (finance), HLM, ZAC « zone d’aménagement concerté », ZAD « zone d’aménagement différé » ou autres ZUP « zone d’urbanisation prioritaire » (urbanisme).
35Certains sigles sont d’ailleurs employés de manière autoparodique, le discours parodiant de manière ludique une de ses propres tendances. Nous avons là une sorte d’emploi argotique du sigle, une sorte de second décalage par rapport au jargon qui lui ne conteste rien. Ainsi rencontre-t-on, toujours en médecine, PPH « ne passera pas l’hiver », syndrome du BDR « syndrome du bout du rouleau ». Inversement nous pouvons avoir une recréation cryptique, parfois ludique, à partir d’une siglaison : « décédé » devient DCD qui lui-même devient Delta Charlie Delta dans le code radio de la médecine des urgences. La valeur cryptologique du sigle est d’ailleurs à ne pas négliger, surtout en médecine : le sigle permet aussi de ne pas nommer une réalité souvent dure et a alors valeur d’euphémisme.
36Les termes tronqués, le plus souvent par retranchement de plusieurs syllabes de la fin d’un terme, sont également particulièrement abondants dans le jargon médical : anat, appendoc, arrêt car, bloc mater, membrinf, perf, réa, salle d’op, scan, déclinent la pratique médicale ou ses lieux, de même pour les noms de drogues médicinales : norco(ral), pento(tal). Cet abrègement du mot touche les termes les plus employés, en cela il marque bien l’appartenance du locuteur à une communauté : langage d’initié là encore. Le jargon décrit ainsi son aire conceptuelle en abrégeant les terminaisons des mots les plus couramment utilisés. La troncation de mots est d’ailleurs surtout spécifique au parler oral, contrairement au sigle qui, lui, relève d’abord de la pratique écrite. En cela leurs connotations sont différentes : pratique savante d’une part, familière de l’autre.
37Sigles ou termes tronqués, quand leur emploi reste limité à un champ professionnel, introduisent une opacité discursive, une hétérogénéité entre deux pratiques langagières qui ici correspond à celle qui existe entre le professionnel et le non-professionnel (l’initié et le profane). Mais l’hétérogénéité peut aussi manifester une coupure entre deux univers de discours à l’intérieur d’une même pratique professionnelle. Ainsi, toujours pour rester dans le domaine médical, le parler du spécialiste peut bien paraître jargon pour le généraliste, de même celui du patron pour le carabin et, inversement, juste revers de la médaille. Dans tous les cas, les mots savants (mots gréco-latins, sigles) signent le prestige, assoient l’autorité de celui qui les prononce. Quant à la troncation, vocabulaire d’initié, elle assure que le locuteur est bien « dans le coup » en même temps qu’elle lui permet d’être rapide.
38Le terme de jargon marque donc la différence entre deux pratiques discursives. La frontière entre celles-ci peut être plus ou moins floue : le médecin jargonne pour le non-médecin, mais il peut jargonner aussi pour le médecin. Tout dépend en fait également de la place où se situe le récepteur et donc des valeurs mises en place dans l’interlocution et du jeu entre les actants (complicité, autorité, etc.), jeu dont il est risqué de bouleverser les règles : chacun attend de l’autre qu’il joue bien son rôle.
Linguistiquement on peut distinguer deux modes de formation : le mode de formation par analogie et le mode de formation figuré (ou poétique). La dénomination scientifique utilise très souvent les paradigmes gréco-latins. La créativité spontanée, quant à elle, utilise plutôt les voies des associations rhétoriques. Dans la langue des métiers un lexique savant coexiste donc fréquemment avec un lexique plus populaire. Cela est manifeste par exemple en botanique où la dénomination latine coexiste avec une dénomination française et une dénomination populaire (hélianthus annuus, hélianthe, tournesol ; spiraea ulmaria, reine des prés, barbe de bouc ; primula officinalis, primevère, oreille d’ours ou coucou – la primevère commençant à fleurir à l’époque où le coucou commence à chanter). Nous proposons plus spécialement d’appeler jargon cette langue imaginative qui double le vocabulaire officiel, dont elle arrive souvent à faire partie (l’exemple de tournesol le montre).
48Le jargon pourrait donc être défini par un double décalage : décalage par rapport à une pratique discursive, décalage rhétorique, que nous appelons ici détournement : le jargon détourne souvent les mots de la langue commune pour les appliquer au champ professionnel. Pour désigner un référent lié à la pratique professionnelle au moyen d’un autre terme, il a recours à une analogie de forme ou de fonction. Langage parfaitement attendu en ce sens : la relation d’association entre les deux termes est convenue, prévisible et ne réclame aucun effort interprétatif. Cependant parfois, comme nous le verrons, la référenciation se trouble, introduisant ambigu ïtés ou sous-entendus.
49Ce double décalage nous semble correspondre aux deux modes de pensée repérés par l’école de Palo-Alto [6][6]Voir notamment Paul Watzlawick, 1980, Le langage du changement,… : langage logique d’une part, avec une pensée analytique, qui procède par étapes, suivant le modèle de l’analogie telle que l’envisagent les linguistes, et une pensée imaginative, intuitive, synthétique, que nous pourrions qualifier de poétique [7][7]C’est cette même opposition que décrit Saussure dans ses cours….
UN SYMBOLISME SUBJECTIF
69Cette polyphonie de la langue des métiers permet au sujet qui nomme de dire le rapport qu’il entretient avec le référent. Rapport au savoir ou à une pratique quelque peu distanciée ou bien rapport plus émotionnel d’un sujet qui vit sa pratique (ironie, dérision ou burlesque). Ainsi, pour en revenir au vocabulaire de la médecine :
70— le cœur, sur une radio, peut être en sabot, en calebasse ou en théière ;
71— le doigt peut être en ba ïonnette, en baguette de tambour ;
72— l’épaule luxée peut être en coup de hache ou en épaulette ;
73— les intestins peuvent être en tuyau d’orgue ou en pile d’assiette ;
74— les jambes en guillemets, en manche de veste, en équerre ou entre parenthèses.
75Le décalage introduit dans la comparaison basée sur une ressemblance très partielle est source d’humour – humour naissant d’une certaine incongruité de la métaphore, de son côté burlesque. Ce burlesque est dû au fait que le terme métaphorique provient des registres les plus communs : ainsi, dans les exemples cités, des noms d’objets quotidiens, ou bien d’animaux ou d’attributs animaliers sont associés à l’homme, transgressant les classifications établies. Nous retrouvons là le mot d’esprit tel que le définit Paul Watzlawick : « Le mot d’esprit fait preuve d’un irrespect qui ébranle l’édifice apparemment monolithique des images et des classifications du monde. » [13]
Souvent, l’ironie fait place à un humour plus général, basé sur les figures de déplacement ou de condensation. Ainsi, toujours dans le langage médical :
78— avoir la vérole et un bureau de tabac : « présenter conjointement des pathologies sans lien entre elles » ;
79— bonbon : « placebo » ;
80— coupeur de mou : « mauvais chirurgien » ;
81— faire du prurit chirurgical (ou de la bistourite aiguë) : « bistouriter allègrement » (pour un chirurgien) ;
82— gazier : « anesthésiste » ;
83— histoires de chasse : « récits d’opérations chirurgicales » ;
84— passer la main dans le dos du malade : « faire croire au malade que tout va très très bien ».
85L’humour peut aussi naître d’un jeu sur la forme, du télescopage de deux paradigmes formels différents (familier vs savant par exemple) :
86— baffothérapie : formé à partir du vocable familier baffe et du suffixe médical grec thérapeia « action de soigner » (désigne la tentative de réveiller un malade dans le coma en lui appliquant quelques tapes sur les joues) ;
87— bidalgie : formé à partir du vocable argotique bide et du suffixe grec algie « douleur » ;
88— picologie : de l’argot picoler et du grec –logie « étude » ;
89— tronchectomie : de l’argot tronche « figure » et du suffixe grec tomê « couper » (opération importante du visage).
90Inversement un vocable savant peut être forgé pour désigner une réalité triviale :
91— capillotracté : du latin capillus « cheveux » et de tractus « tiré » (tiré par les cheveux) ;
92— ectopie gastro-calcanéenne : du grec ek « hors », topos « lieu », gaster « estomac » et du latin calcaneum « talons » (avoir l’estomac dans les talons).
93On retrouve là les jeux sur la langue chers à Raymond Queneau ou aux Oulipiens. Jeux qui, ici, par l’humour, l’ironie ou la parodie, introduisent un décalage par rapport au jargon et nous semblent par là même avoir une dimension argotique.
94L’ironie ou l’humour marquent un regard distancié par rapport à la réalité du travail : en jouant avec les mots, l’homme laborieux devient homme libre. La nomination est re-nomination : elle a affaire à l’autre, mais déplace l’autre (les paradigmes, la nomination conventionnelle) pour créer un « surplus de valeur » ; la métaphore ou la métonymie, en déplaçant les signifiés montrent que, parce que la langue est aussi effet de parole, l’objet extralinguistique est toujours en prise avec ce surplus de sens. La nomination est ici regard d’un sujet (individuel ou collectif) qui nomme, mais peut aussi renommer, distribuer du sens, redistribuer du sens en jouant avec les fils de la langue, selon des harmoniques diverses : humour, ironie, burlesque parfois, ceci selon un mode soit joyeux soit désespéré. Le mot, pour qui veut bien l’entendre, contient tout cela. Sorte de clown virevoltant, d’harmonique bordée d’échos.
POLYPHONIE ET PLAISIR LINGUISTIQUE
95Le poétique est aussi principe de plaisir. « Le texte de plaisir, c’est Babel heureuse » écrivait Roland Barthes dans Le plaisir du texte [15][15]Roland Barthes, 1973, Le plaisir du texte, Paris, Seuil.. Le plaisir de langue naît de même de ce croisement, de ce télescopage de signifiants ou de signifiés, de ce jeu sur les différences et les oppositions qui est à la base de la créativité linguistique. Le plaisir de la langue, c’est la possibilité même qu’a l’énonciateur de redistribuer les valeurs, de prendre ses distances face aux stéréotypes, de les déconstruire, de s’en moquer. Il naît aussi de la polyphonie des codes, de l’hétérogénéité des registres de langue et des possibilités de décrochage de l’un à l’autre. Il est ainsi un domaine où cette poéticité de la langue est particulièrement à l’œuvre, c’est la langue des métiers, peut-être parce que la créativité naît souvent d’une nécessité pratique, conjuguant alors nécessité de nommer et plaisir de redistribuer les signes, de faire naître des connexions inédites. Dans la collision des signes se manifeste la subjectivité d’un démiurge qui, recréant le monde, se moque souvent de sa pratique – et s’en distancie.
Jargon
En sociolinguistique, le terme jargon, emprunté au français par les linguistiques de diverses langues, désigne une variété de langue et un sociolecte1. Il n’y a pas d’unanimité chez les linguistes pour le définir et le caractériser. Le seul trait commun est qu’un jargon est employé par une catégorie de locuteurs et qu’il n’est pas compris par les autres.
Ce trait caractérise également ce qu’on appelle « l’argot » en français et le slang en anglais. C’est pourquoi certains considèrent les termes « jargon », « argot » et slang comme des synonymes2.
Interprétations du terme « jargon »
Le mot « jargon » désignait à l’origine, au Moyen Âge, en France, un langage secret des malfaiteurs, et c’est leur milieu qui s’appelait « argot », on parlait donc du « jargon de l’argot »3. À partir de la fin du XVIIe siècle, le terme « jargon » est peu à peu remplacé par « argot » avec le même sens4.
Dans la linguistique française il y a des acceptions différentes du terme. Selon certains auteurs, par exemple Grevisse et Goosse 2007, on l’utilise dans la langue commune avec un sens péjoratif, pour un langage jugé incompréhensible. Ainsi, on parle de « jargon des philosophes », « jargon des théologiens »5, etc. Dans d’autres ouvrages, par exemple Turpin 2002, c’est un terme de linguistique pour nommer les langages oraux des professions, métiers et occupations. Tel serait, par exemple, le langage des mineurs ou celui des médecins6. Par contre, Grevisse et Goosse 2007 se réfère aux langages des gens de certains métiers comme à des argots. Dans Dubois 2002, on trouve pour ceux-ci le terme « argot » dans un article7 et « jargon » dans un autre. Pour le même auteur, « jargon » a aussi le sens donné par Grevisse et Goosse 2007, ex. « jargon d’un mauvais élève », « jargon franglais », ou de langage d’un groupe utilisé pour se distinguer du commun, ex. « jargon des précieuses »1.
Dans la linguistique roumaine, on trouve pour « jargon » le sens de langage spécifique pour des catégories sociales aisées et de certaines professions (médecins, avocats, etc.), utilisé par d’autres catégories sociales aussi pour se distinguer de la masse des autres locuteurs8. On trouve aussi ce terme étendu à tout langage technique ayant une terminologie de spécialité, scientifique ou autre9.
Dans la linguistique hongroise, « jargon » apparaît avec les sens de la linguistique roumaine, plus ce qu’on appelle « langue de bois » des politiciens. En tant que langage limité à une catégorie d’initiés, le jargon est en même temps considéré comme une variété plus large, incluant ainsi l’argot et le slang comme des types de jargons10,11,12,13.
Dans la linguistique russe, on rencontre le terme « jargon » avec des sens ci-dessus (ex. « jargon de la noblesse du XIXe siècle », « jargon des programmeurs »), ainsi que pour dénommer le langage des passe-temps (ex. « jargon des philatélistes »), mais aussi pour des langages caractérisés dans d’autres linguistiques comme des argots ou des slangs, ex. « jargon de la jeunesse », « jargon des militaires »14.
Dans la linguistique de langue anglaise, on trouve le terme jargon avec le sens de langage de spécialité inaccessible aux non spécialistes, utilisé dans les technologies et les sciences15. On parle de jargon des linguistes, de l’informatique, de la publicité, des fermiers, etc.16
Exemples de jargons
Certains jargons étaient ceux de catégories de l’élite, par exemple le langage des « précieuses », aristocrates françaises du XVIIe siècle. C’était l’époque où on établissait les normes de la langue littéraire française classique, qui prescrivaient, entre autres, la « noblesse du style », entendue aussi comme utilisation d’un vocabulaire « noble », différent de celui de la langue des catégories sociales situées sous le niveau de la noblesse. Les précieuses créaient des néologismes et des périphrases pour remplacer certains mots communs, telles les écluses du cerveau « nez », les coussinets d’amour « seins », le conseiller des grâces « miroir », l’affronteur des temps « chapeau », qui ne sont pas sorties de leur cercle. Néanmoins, c’est du jargon des précieuses que proviennent des mots du français courant actuel comme féliciter, s’enthousiasmer, bravoure, anonyme, incontestable, pommade17.
Dans d’autres langues, le jargon de certaines catégories de l’élite se caractérisait par l’utilisation de mots étrangers non intégrés à la langue. En roumain, par exemple, à l’époque des princes régnants phanariotes (XVIIIe siècle, début du XIXe siècle), c’étaient des mots grecs, plus tard, comme un corollaire de l’ouverture vers l’Occident – des mots français plus ou moins déformés, ex. demoiselle, bonjour, bonsoir, charmant, toujours, merci8. Parmi ceux-ci, le registre de langue familier a gardé mersi « merci ».
En hongrois aussi il y avait un jargon des catégories de l’élite et de la petite bourgeoisie qui cherchait à les imiter, caractérisé également par des mots étrangers, allemands et français, ex. snájdig « beau, élégant » (cf. (de) schneidig), hercig « jolie » (cf. (de) herzig)11, gáláns (cf. (fr) galant), rúzs (cf. (fr) « rouge (à lèvres »). Ce dernier mot est toujours actuel dans le registre courant13.
Le jargon de la noblesse russe du XIXe siècle se caractérisait également par l’emploi fréquent de mots français14.
Les spécialistes d’un domaine ou d’un autre ont eux aussi leur jargon, qu’ils emploient normalement en communiquant entre eux, et que les profanes ne comprennent pas. Il arrive qu’ils parlent de leur domaine à des non-initiés aussi et que ceux-ci ne les comprennent pas, non parce que telle est l’intention du locuteur, mais parce que celui-ci ne sait pas adapter son discours à ses destinataires. Il peut aussi s’agir d’un jargon de spécialité utilisé avec l’intention qu’il ne soit pas compris ou pour masquer la réalité. C’est parfois le cas du langage des politiciens12, appelé « langue de bois »18, ou du langage de la propagande19.
Si les autres jargons ne diffèrent de la langue commune que par leur vocabulaire, les langages scientifiques et techniques, qui ont aussi un aspect écrit, se caractérisent, du moins en principe, par d’autres traits aussi, y compris grammaticaux et discursifs, tels la précision de l’expression, l’évitement de la synonymie, le style nominal (emploi fréquent de noms dérivés de verbes plutôt que de verbes), l’utilisation fréquente de constructions impersonnelles, la cohérence et la cohésion du discours oral et écrit, etc.15,20
Les jargons des locuteurs unis par certains passe-temps (pêcheurs, chasseurs, etc.) diffèrent de ceux scientifiques et techniques par l’absence des traits ci-dessus et par le plaisir d’employer des expressions spécifiques, ainsi que par la fonction d’affirmation de l’appartenance au groupe en cause20.
Certains jargons de spécialité se caractérisent par le mélange, dans la parole, de la terminologie utilisée dans des ouvrages de spécialité avec des mots employés seulement dans la parole. Par exemple, un informaticien français écrit ordinateur dans un ouvrage de spécialité, mais en parlant avec un collègue, il dit bécane, babasse ou chiotte21. De même, un spécialiste hongrois en construction écrit betonadalék « granulat pour bétons », mais en parlant sur un chantier, il dit sóder « gravier mélangé de sable »12.
Les jargons sont principalement des variétés orales, sauf les langages scientifiques et techniques, qui sont écrits aussi, mais depuis qu’il y a internet, il existe également des jargons seulement écrits, comme le jargon du clavardage, de certains forums de discussion ou de Wikipédia22.
Les jargons se distinguent de la langue commune par leurs vocabulaires spécifiques, mais leurs systèmes phonologique et grammatical ne diffèrent pas essentiellement de ceux de la langue en général. Si l’on considère comme des jargons tous les langages mentionnées ici, tels jargons diffèrent de tels autres par les registres de langue dont ils sont proches. Ainsi, par exemple, l’aspect écrit des langages de spécialité a le système grammatical et discursif des registres courant ou soutenu, avec certaines spécificités15,11, et les langages oraux des professions, métiers, occupations et passe-temps sont proches des registres populaire ou familier, comme les argots, par leur système grammatical et leurs procédés de formation des mots6.