Un banc, une crèche – un toboggan sous des guirlandes
CLÉMENCE
En toute humanité, chacun connaît le malheur à son échelle
Pour certains c’est la misère quotidienne, pour d’autres la ruine, d’autres encore la perte d’un enfant, ici la maladie, là un accident
Mais le pire c’est celui qui geint et se plaint d’une piqûre de guêpe, et qui se roule par terre de douleur et qui maudit le ciel du mauvais sort qu’on lui fait, et qui gratte sa plaie pour que surtout elle ne cicatrise pas et même qu’elle s’infecte, qu’elle suppure et qui l’exhibe en chouinant qu’elle est trop dure sa vie
VICTOR
se protège derrière Victor
Le malheur ne fait pas semblant avec moi
J’ai été abandonné
J’ai vu les horreurs de la guerre…
VICTOR
Les corps mutilés…
VICTOR
Les cadavres partout…
VICTOR
Les femmes…
VICTOR
Les enfants…
VICTOR
Et le bruit…
VICTOR
Et l’odeur
CLÉMENCE
Je t’offre mes bras aimants, une famille, un foyer
Et toi tu vas fuir
VICTOR
Non
VICTOR
Mensonge
VICTOR
Ce n’est pas vrai
CLÉMENCE
Je t’invite chez mes parents à partager le luxe de leur maison d’Athènes et la douceur de ma ville natale
Et toi tu vas fuir
VICTOR
Non
VICTOR
Absurde
VICTOR
C’est faux
CLÉMENCE
Je guette chacune de tes escales avec patience et obstination pour échanger un baiser
Et toi tu vas fuir
VICTOR
Non
VICTOR
Impossible
VICTOR
Insensé
CLÉMENCE
J’accepte de donner à notre fille le prénom de ton amour fantasmagorique Briséis
Et toi tu vas fuir
VICTOR
Non
VICTOR
Jamais
VICTOR
Pas une fois
CLÉMENCE
Si tu vas fuir
Samedi 19 mai 1984, à tes 18 ans, tu es majeur
VICTOR
Après les deux ans de service que je dois à l’école des mousses…
VICTOR
Il quittera la marine…
VICTOR
Pour vous retrouver à Athènes
CLÉMENCE
Mais tu rentres à Montmartre pour disposer de ta solde
Et tu choisis l’aventure
VICTOR
Avec cette fortune…
VICTOR
Il aura ouvert une pâtisserie…
VICTOR
Une jolie pâtisserie pour nourrir ma famille
CLÉMENCE
Tu m’écris une carte postale pour m’annoncer que tu enverras de l’argent pour notre enfant le temps de ton périple
Pas un centime reçu
VICTOR
J’aurais tout perdu
VICTOR
Il aura croisé des voleurs qui l’auront détroussé
VICTOR
J’aurais croisé des voyous qui m’auront dépouillé
CLÉMENCE
La carte représente une jeune fille tenant un nouveau-né dans les bras, seule devant les portes fermées de la Basilique du Sacré-Cœur
VICTOR
J’aurais acheté cette carte postale…
VICTOR
Au vide-grenier rue Caulaincourt…
VICTOR
À un photographe du Montmartre des années 60
CLÉMENCE
Postée le jeudi de l’Ascension 31 mai 1984, de la Poste des Abbesses
VICTOR
Avec un timbre à 4,00 francs « Utrillo Le Lapin Agile »…
VICTOR
Représentant le tableau du Lapin Agile…
VICTOR
Peint par Maurice Utrillo en 1910
CLÉMENCE
Tend sa main vide
Tiens prends-la cette carte, lis-la et relis-la comme je l’ai fait cent fois, mille fois, à travers les larmes, la gorge vidée de ses sanglots, pour dire à notre fille « Papounou reviendra… »
Mais gentil papa ne revient pas…
Gentil papa gratte ses plaies
VICTOR
reçoit la gifle destinée à Victor
Chère Clémence
CLÉMENCE
Alors je quitte Athènes et les Affaires étrangères avec Briséis sous le bras pour m’établir comme institutrice à Montmartre
VICTOR
Pardon
CLÉMENCE
Certaine que Victor y reviendra un jour
VICTOR
Je pars faire le tour du monde
CLÉMENCE
Et j’attends…
J’attends…
VICTOR
Je t’enverrai de l’argent
CLÉMENCE
Jusqu’à ce qu’un clochard mendie à la sortie de la messe de Noël sur le Parvis du Sacré-Cœur
VICTOR
Embrasse Briséis pour moi autant que tu peux
CLÉMENCE
Je lui donne une pièce mais elle roule au sol
VICTOR
Adieu
CLÉMENCE
Le clochard en se penchant laisse échapper de sous son manteau…
VICTOR
retire le pendentif, le laisse à Victor et part avec Clémence
Le pendentif
VICTOR
prend le pendentif
Victor